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Récit d’un procès de presse

Jeudi 12 février, au TGI de Lille, trois juges, un procureur, un greffier, un huissier, quatre avocats, des policiers, des témoins et une escouade de journalistes furent mobilisés pour la mise en œuvre du procès que Brigitte Mauroy avait intenté contre Charlie Hebdo. Pendant plus de trois heures ! Mais "ELLE" – « victime du journaliste », « profondément émue », selon les termes de son avocat –, elle n’était pas là… Récit.


• La salle était vide à la fin du procès. Il n’y avait plus que les personnes vraiment concernées par l’affaire. Maître Vincent Potié, avocat de Mme Mauroy, s’approcha alors d’Antonio Fischetti, journaliste de Charlie Hebdo : « Je veux vous serrer la main quand même. J’ai été impressionné par certaines de vos réponses. » Joli match en somme. Fischetti, surpris, accepta l’hommage que son adversaire lui rendait. Son avocat, Maître Malka, rétorqua : « C’est qu’il commence à avoir l’habitude. » Les maîtres du débat rirent à l’unisson, respectivement satisfaits de la joute verbale qu’ils avaient livrée à la Cour.

Car ce procès ne fut rien d’autre qu’un « petit » procès de presse. Autour de trois mots. Les trois mots d’Antonio Fischetti, dans son article du 5 mars 2008, que Brigitte Mauroy ne supporta pas. Trois mots, « se rend complice », furent au centre des débats. Est-ce que, oui ou non, le journaliste était coupable de diffamation en écrivant que Mme Mauroy, à travers son article d’anatomie « Vulve » écrit en 2004, « se rend complice » des mutilations génitales féminines (MGF) ? Comme le rappela le procureur dans son réquisitoire, ce procès était un vrai « paradoxe », car il paraissait clair que « tout le monde était d’accord » dans la salle, au sujet des MGF. Comme tout le monde était d’accord pour lever toute ambigüité autour de la personne de Mme Mauroy. En fait, il s’agissait surtout de laver l’honneur d’une élue, faisant partie des notables de la ville, choquée par la satire conçue à son endroit.

Une satire politicienne ?

Le journaliste Antonio Fischetti fut d’abord questionné sur les raisons qui l’avaient poussé à publier cet article, précisément quatre jours avant le premier tour des élections municipales. Maître Potié, pour Mauroy, vitupéra : « C’était la semaine du premier tour des élections que vous avez sorti votre article ! » Et Fischetti de se défendre de toute « perspective politicienne », tout en affirmant qu’il gardait la polémique « en réserve » depuis quelques temps : « L’actualité légitime le fait qu’on puisse en parler. » Autrement dit, il attendait sagement le bon moment pour sortir une info qui traînait sur le net depuis quatre ans, et flinguer la nièce de Pierre Mauroy… Or, début janvier 2008, cette « radicale de gauche » finissait sa métamorphose néoconservatrice pour rejoindre le candidat UMP aux municipales lilloises, Sébastien Huyghe. Ce fut la plus belle occasion, et Charlie Hebdo ne la manqua pas. En outre, pour une affaire qui n’aurait normalement pas dû faire plus de trois jours de bruitage médiatique, la publier seulement quatre jours avant le scrutin paraissait le plus pertinent en terme d’efficacité.

Des deux côtés, l’on faisait preuve d’une légère mauvaise foi. Par exemple si l’on se fiait à la rhétorique de Maître Potié, surtout lors de sa plaidoirie, l’article de Fischetti devenait « extrêmement grave » et « dangereux ». Le journaliste avait pratiqué de « basses et vilaines politiques », en se saisissant de la polémique la « veille du scrutin », puis en téléphonant à Mauroy « la veille au soir du scrutin » – ce qui explique qu’elle ne put répondre à ses questions –, et enfin en publiant l’article le jour du scrutin ! Dans l’autre clan, la mauvaise foi était celle commune à toute la confrérie journalistique : rappelant que Sébastien Huyghe avait qualifié les méthodes du canard de « fascistes », Antonio Fischetti et, particulièrement, Maître Malka – tombeur de Denis Robert, grand protecteur de Clearstream et de Val (voir « Richard Malka, avocat médiatique victime de ses propres effets de manche » sur Article XI) –, brandirent l’étendard de la liberté de la presse, et du rôle essentiel de la satire dans une démocratie. Charlie Hebdo serait une équipe de saints chevaliers de la « Démocratie », et publier cet article polémique un acte héroïque, suintant de bonnes intentions à l’égard du peuple !

Mais la palme revint tout de même à Maître Potié : « On n’a pas le droit, la veille des élections, de salir une personne » candidate. Taxant l’article de Fischetti de « préjudice extrêmement lourd », il invoqua la candeur de sa cliente qui, début 2008, « se lançait dans la politique » et qui, par conséquent, « ne savait pas » (!) ce qui l’attendait. Pourtant, même si ce ralliement à l’UMP lui offrait la candidature la plus importante de sa carrière, Brigitte Mauroy n’en était pas à sa première campagne. En 2005, pour les législatives, elle se présentait aux côtés de Jacques Mutez dans la 4e circonscription. Difficile de faire croire qu’elle – nièce d’un ancien premier ministre – ignorait le travail des satires sur les personnalités publiques. L’argument ne valait rien.

Comment ne pas évoquer aussi la présence de Maître Maurice-Alain Caffier, représentant le Conseil de l’Ordre des médecins qui se rendait solidaire de Brigitte Mauroy en se constituant partie civile. Il expliqua que l’article de Fischetti « est un préjudice à l’encontre du monde médical ! », et réclama l’euro symbolique pour les dommages et intérêts. Maître Malka, tout sourire, télégénique, railla la parure, rappelant que le Conseil « ne se serait jamais déplacé pour un médecin lambda ! » Eh oui ! C’était bien pour la nièce de Pierre Mauroy qu’il y avait tout ce raffut en ce jour. Le Conseil de l’Ordre montait au créneau pour l’honneur, et le geste.

Après un long réquisitoire, le procureur trouva le détail, pour lui suffisant, qui prouvait que le journaliste était coupable de diffamation. Comme nous allons le voir dans la partie suivante, la polémique publiée par le canard concernait uniquement une phrase de Brigitte Mauroy écrite en 2004, à propos de la taille du clitoris. Pour le procureur, quand Fischetti écrit que Mme Mauroy « se rend complice », il insinue que cette dernière « a la volonté » de se rendre complice, il dépasse la seule phrase. La personnalité de Mauroy était visée en pleine période électorale. Cet élément constitua la diffamation. Mais ne lava pas l’honneur de l’élue. Bien au contraire.

 

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L’autre point important des débats, corollaire au « se rend complice », concernait l’article en question de Brigitte Mauroy, « Vulve », publié en 2004, dans le Dictionnaire de la sexualité humaine (Esprit du Temps). Gérard Zwang – chirurgien urologue à la retraite, sexologue, militant contre les MGF depuis les années 60 –, qui avait participé à la rédaction de ce dictionnaire (article « Zone érogène »), fut choqué par d’importantes erreurs présentes dans l’article de Mme Mauroy. Il entreprit alors de lui écrire une lettre, en y détaillant toutes les imperfections. Le rapport était exclusivement scientifique, et pas polémique. Il alla même jusqu’à joindre une version corrigée, par ses soins, du schéma contenu dans l’article. Brigitte Mauroy ne répondit jamais. Zwang publia donc la lettre sur le net, via le site de l’Association contre la mutilation des enfants.

Quatre ans plus tard, lorsque quelqu’un posta cette lettre sur notre ancien blog, et manifestement sur quelques autres sites, comme L’express.fr, peu de monde avait eu connaissance de cette histoire. Google faisant son job, il ne suffit que Mauroy fît acte de candidature, pour que son nom et cette lettre remontassent dans les pages de recherche. A ce propos, pendant son réquisitoire, Maître Potié affirma qu’à cette époque il avait contacté, au nom de sa cliente, tous les sites qui diffusaient cette lettre. Mais nous, curieusement, il ne nous contacta jamais.

Dans la même logique, quand Fischetti tenta de joindre Brigitte Mauroy pour obtenir des explications sur son article « Vulve » et sur la lettre de Zwang, elle se referma et refusa en bloc. Pourquoi une scientifique que la presse locale nous dit « de renom », refuse-t-elle de revenir sur ses écrits, et de se remettre en question ? Comme Maître Malka, nous étions nombreux dans la salle, sans l’exprimer, à trouver « cela très dommage qu’elle nous monopolise de cette manière, et qu’elle ne se déplace même pas au procès. »

La problématique était simple : Brigitte Mauroy affirmait dans son article que le prépuce, capuchon du clitoris, « ce repli, peu développé chez les Occidentales est beaucoup plus long chez certaines Asiatiques ou Africaines, ce qui fait procéder à une circoncision (chez les Abyssins notamment) » – autrement dit circoncision dite sunnite considérée comme une MGF par l’OMS. Dans le droit de réponse que Charlie Hebdo lui refusa, elle expliquait que cette phrase était simplement tirée d’un autre ouvrage, un certain Traité d’anatomie humaine, soi-disant publié en 1949. Seulement, Mme Mauroy ne laisse aucunement au lecteur les moyens de comprendre que cette phrase est une référence : pas de guillemets, pas de note de bas page. Rien.

Le Professeur des universités Henri-Jean Philippe, chef du service gynécologie obstétrique du CHU de Nantes, président de l’association Gynécologie Sans Frontières (GSF) chargée par le ministère d’organiser des conférences régionales sur les MGF – dont une à Lille à laquelle Brigitte Mauroy avait participé –, vint témoigner pour Brigitte Mauroy. Le Dictionnaire de la sexualité entre les mains, en tant que « scientifique », il expliqua : « Moi… euh… quand je lis cette phrase… ça me paraît évident… c’est du Testut. Tout de suite, je me dis, c’est du Testut ! […] Oui, c’est ça les années 30… environ. » Ce qu’on appelle « Le Testut » est « le » traité d’anatomie « de référence », rédigé par Léo Testut à la fin du XIXe siècle - début du XXe, réactualisé par un de ses élèves, Antoine Latarjet (version de 1947-49) ! Mais personne ne put clarifier ce point durant le procès… « Vous savez… euh… l’anatomie c’est une science qui n’évolue pas… ou très peu… » Comme si la tendance politique d’une société n’influençait pas les chercheurs… Pour montrer sa bonne volonté, M. Philippe voulut montrer un autre passage de l’article de Mauroy à la Cour : « Regardez par exemple ce schéma à la page précédente… eh bien ce n’est pas de Mme Mauroy… je le vois tout de suite. » Et de finir, pensant bien faire : « Moi, quand j’écris dans un ouvrage grand public [comme ce Dictionnaire de la sexualité], je ne mets pas les guillemets. » Certes, mais dans ce cas n’importe quel « scientifique » de base saura inviter son lectorat, par une unique note de bas de page, à consulter l’ouvrage auquel il fait référence et qu’il souhaite vulgariser. M. Philippe fut acculé par l’avocat de Charlie Hebdo, qui le poussa à sortir : « Ah, c’est sûr, si je remarquais ça dans le texte d’un ami… je lui conseillerais de mettre les guillemets et la référence. »

Gérard Zwang vint à son tour témoigner pour Charlie Hebdo. Pour lui cette phrase écrite par Mauroy, soi-disant tirée d’un ouvrage de référence, était dangereuse, car « il ne faut jamais rentrer dans ce genre de considérations » typiques de la « phallocratie » et de la « misogynie ». Revenant sur le fameux schéma, pour lui, « bourré d’erreurs », et au texte contenant des « fantasmes qui courent depuis des siècles », il insista sur le fait qu’il n’y avait aucun moyen de savoir que Mme Mauroy faisait référence à un autre ouvrage. Il laissa échapper une légère goutte de plaisanterie : « Je ne sais pas si Mme Mauroy n’avait pas le temps d’écrire cet article, et qu’elle a demandé à ses internes de le faire… » Mais, sous entendu, ça sent le copié-collé à plein nez. Maître Potié ne sut pas quoi réfuter à Zwang…

Le canard avait un deuxième témoin : Sabreen Al’Rassace, née à Djibouti où elle subit des mutilations, militante depuis le milieu des années 90, spécialiste de la question notamment au sein d’Amnesty International France. « J’ai été profondément choquée », lança-t-elle à la barre. Les mots de Mme Mauroy dans cet article, à ses yeux, sont des « propos très ambigus » qui « banalisent, justifient » les mutilations. Et d’insister : « Il est important de ne pas dire des phrases aussi ambigües. » Maître Potié revint alors à la charge : « Pensez-vous que Brigitte Mauroy est complice ? » La réponse de Sabreen Al’Rassace fut pondérée mais claire : « Toute phrase doit être pesée ».

 

Le procureur parle, on se tait…

Enfin, c’est le procureur qui eut le dernier mot. Il expliqua que Brigitte Mauroy, à la rédaction de son article, « n’a pas fait usage suffisamment de prudence. […] sa plume n’a pas été celle qui aurait dû être la sienne […]. » Il avança encore le fait qu’elle n’utilisait pas les guillemets, qu’elle n’usait pas de l’imparfait – ce qui aurait pu marquer la portée historique de sa référence – et surtout qu’elle employait le terme « Abyssins », au masculin, évoquant ainsi une culture… Le « ce qui fait procéder à une circoncision » de Mme Mauroy (ou de Testut - Latarjet !?) impliquerait alors, suivant le raisonnement du procureur, une pratique « culturelle » répandue chez les Abyssins. Dans la « culture » abyssine. Et donc point une pratique scientifique, médicale et rationnelle. Le procureur continua sa prose : « Sa plume n’a pas traduit le combat qu’elle mène » contre les MGF. « Oui, je crois que Mme Mauroy a écrit là un article dont elle se repent et se repentira […]. » Mais il reconnut la diffamation du journaliste. Et demanda une peine de 2000 euros par tête (Val, en tant que directeur, est auteur des faits, ainsi que la société éditrice ; Fischetti, en tant qu’auteur de l’article, est complice). Ainsi le procureur approuvait-il la plainte de Brigitte Mauroy. Mais il renvoyait aussi cette dernière face à sa « science », en reconnaissant les erreurs de son article.

La décision appartient maintenant à la Justice. Si la relaxe, demandée par Maître Malka, est accordée… Nous verrons bien. Mais c’est peut-être le bon moment de proposer, pour la forme, une réédition de l’article de Mme Mauroy, corrigé et actualisé.

Pendant plus de trois heures, des hommes – excepté Sabreen Al’Rassace – se sont disputés devant la Justice à propos d’un problème exclusivement féminin, les MGF. Les trois juges, observant les arguments, arbitrant les débats, étaient trois femmes. Le hasard fait probablement bien les choses. Délibéré le 26 février à 14h. •