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Un orage en été

Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas eu de la pluie comme ça. Certes il pleut tout le temps à Lille mais ce matin, ma race, c’était pas comme d’habitude. Je relisais ce passage de Benotman, rapporté par l’inattendu B2B : « Les évasions comme celle de Rédoine arrangent l'État et l'AP, parce que ça donne une bouffée de respiration, de contentement et de joie à toute la population pénale. » Une évasion, des milliers de respirations.


Contacté par le JDD (20 avril 2013), le braqueur Christophe Khider, dont les évasions ont été retentissantes, en disait plus : « C'est génial. Tout le monde revit. Même les canailles de chez canaille qui seraient capables de dénoncer quelqu'un en train de préparer une évasion. C'est une explosion de joie. Ça tape dans les portes. Les mecs crient les noms des mecs qui sont partis. À Fresnes, quand j'ai tenté le coup – les gens me l'ont dit après –, ils suivaient, minute par minute, pendant dix-sept heures. Y avait plus rien qui existait… Une espèce d'injection d'air pur. Je sais pas, c'est comme si quelqu'un était passé au-dessus de la prison et avait jeté des milliards de pétales de rose… C'est magique pendant quelques minutes, mais cette magie, c'est précieux. Surtout quand ça se passe à Moulins, ou à Fresnes : ça montre que si c'est possible dans des endroits hypersécurisés comme ça, c'est possible partout. »

Une semaine avant l’interview de Khider au JDD, c’est Rédoine Faïd qui s’échappait. Pas loin de Lille, à Sequedin, l’une des nombreuses taules que compte la région. Évasion « spectaculaire », « incroyable », lisait-on dans la presse locale, « au terme d'un scénario digne d'un roman policier », qui « restera gravé dans la mémoire de ceux qui suivent l’actualité ». Enfermé dans ma tanière mentale, BFM TV me matraquant, il était tout à fait possible que je m’y prenne, à ce roman. Un genre de Mesrine dont on ferait un film plus tard. Mais ça servait à quoi ? C’était juste un mec qui s’échappait. Un mec qui pensait certainement qu’à sa gueule. Un mec qui faisait office de soupape. « Les évasions comme celle de Rédoine arrangent l’État et l’AP », avais-je en tête.

Deux mois plus tard, un autre type décampait. Toujours de Sequedin. Pas d’explosif, ni d’otage pour celui-ci. Juste ses jambes à son coup, menottes au dos. Rien de « spectaculaire », donc. Mais rien d’inutilisable pour La Voix du Nord, qui y voyait « l’évasion incroyable d’un "détenu lambda" dépendant au cannabis » et rapportait en cet été « le feuilleton de l’étrange belle ». Le père est interrogé, puis le quotidien publie l’interview du « frère du fugitif de Sequedin » : « Oui, on s’est vus hier midi, on s’est promenés au soleil, en plein centre-ville de Lille. […] Il m’a dit "Je fais mes vacances, je rentre en prison à la rentrée" ». Le lendemain, le feuilleton de la « fuite rocambolesque » se poursuit : « à la suite de ses déclarations, hier, le frère du fugitif interpellé et entendu par la PJ ». Son « intervention médiatique », explique le journal, a « fait bondir le syndicat UNSA Police qui, par la voix de son responsable de la communication Christophe Crépin, a souhaité réagir » : « Il y a une forme d’indignation à l’égard des réflexions de ce monsieur. […] La France, ce n’est pas ça. Il y a des lois républicaines ».

Le Velux au-dessus de ma tête était martelé par la pluie. Il faisait sombre. Du foutoir propre à mon espace de travail, je voyais dépasser la tranche de La solitude du coureur de fond d’Alan Sillitoe. L’histoire brève d’un jeune enfermé dans une maison de correction et choisi par le directeur pour porter ses couleurs sinistres à une « course des maisons de corrections ». Un monologue : « Vous allez peut-être trouver que des coureurs de fond dans une maison de correction, on voit pas ça tous les jours, parce que la première chose que ferait un coureur de fond lâché au beau milieu des champs et des bois, ça serait de foutre le camp aussi vite que lui permettrait une bonne ventrée de ragoût "fait maison de correction", mais vous avez tort, et je vais vous dire pourquoi. Primo, ces salauds de chefs ne sont pas aussi dingues qu’ils en ont l’air la plupart du temps et, deuxio, moi je suis pas assez dingue pour essayer de me tailler pendant la course, parce que faire une tentative d’évasion pour se faire repiquer après, c’est un vrai jeu de con, et moi je joue pas à ce jeu-là. » Il faut avoir de bonnes raisons pour tenter ce « vrai jeu de con ». Pas de bonnes raisons, en fait, que des fondamentales. Mais le feuilleton des évasions, tel qu’il apparaissait dans notre presse quotidienne, n’abordait nullement le sujet. Ou presque pas. Qu’il soit fondamental ou non. L’histoire commençait avec l’évasion. Un prisonnier – donc un délinquant, un criminel ou un fou – se trouvait hors de la prison – donc près de chez vous. Le tout était de savoir plutôt le comment que le pourquoi. Et on en revenait toujours au « dysfonctionnement », au manque de moyens ou de matons.

Mesrine disait : « Le droit de tout homme enfermé est de s’évader. L’administration pénitentiaire n’a qu’à créer un climat faisant que les détenus pensent à autre chose qu’à s’évader. » En écho, les propos du frère du dernier évadé de Sequedin, qui ont scandalisé l’UNSA Police : « J’aurais fait la même chose, c’est tentant. À Sequedin, il dort par terre, dans sa cellule, avec deux Irakiens qui ne parlent même pas français. » Certes il faut avoir fait du chemin pour sortir un truc pareil dans la presse, pour dire que lui aussi, s’il avait eu à faire le choix, se serait évadé. Mais je crois qu’une majorité d’entre nous aurait aussi trouvé ça tentant et aurait fait la même chose. Ceci dit, pour ne pas avoir à parler d’un évadé autrement que comme un fugitif, un hors-la-loi, et à aborder des problèmes autrement plus importants que ses diverses activités lors de sa cavale, un journaliste digne de ce nom n’écrira jamais : « Untel s’est évadé de la prison, mardi vers 8 heures. Et je peux vous le dire, mesdames et messieurs, vous auriez fait la même chose ! Parce que tenir dans les conditions de merde dans lesquelles il était forcé de survivre, c’est pas humain. À cet égard, vous pourriez au moins, à défaut de l’aider, ne pas lui en tenir rigueur. » Si un journaleux écrivait ça, imaginez, il serait sans doute interpellé et interrogé par la PJ, puis licencié par son chef, écrasé aux prud’hommes par son groupe de presse et enfin quitté par sa femme et ses gosses. On comprend aisément que, pour lui, s’en tenir au feuilleton soit une question de salut.

Si les évasions « arrangent l’État et l’AP », elles les arrangent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des prisons. À l’intérieur, une bouffée d’oxygène, des pétales de roses. À l’extérieur, une histoire vide de sens permettant généralement de poser, sur la place publique, la nécessité ou du moins la légitimité de construire de nouvelles taules, encore plus modernes, encore plus sécurisées, encore plus infaillibles et déshumanisantes, pour y enfermer encore et toujours. Le fait qu’un mec soit forcé de dormir à terre dans une petite cellule parce qu’il a vendu du shit participe d’une logique, à tous les degrés et à toutes les échelles de l’enfermement. Et ce « climat » dans lequel les prisonniers ne pensent qu’à s’évader, selon Mesrine, ne saurait être caractérisé par les évasions, si exceptionnelles.

La pluie se calmait, c’était juste un orage violent qui ne faisait que passer. Devant mes yeux le billet de Bruno des Baumettes qui commençait par : « La Prison tue. Parfois, elle assassine. Le constat en cet été 2013 est tragique. Chaque jour, ou presque, en prison des hommes, des femmes meurent... » Et visait juste : « Un mort, encore, un mort à nouveau en Prison. Cela fait l’objet d’une brève dans la rubrique des faits divers, comme on parlerait de la chute d’un arbre ou du passage d’un orage en été. » C’était dingue de voir à quel point la presse se prenait au « vrai jeu de con » de l’évasion, sans être capable de consacrer plus d’une brève à la mort par pendaison d’un homme en prison. Ni d’établir un quelconque rapport entre ces dizaines de morts carcérales et ces rares évasions. « Des peines de mort qui ne disent pas leur nom, écrivait Bruno des Baumettes. Des peines de petites morts quotidiennes, des morts silencieuses, des êtres à qui on enlève la vie, jour après jour ou bien d’un coup. Des vies interrompues, comme une lumière qu’on éteint, sans y penser, presque : comme une porte qu’on ferme. » Rien que dans la région, ces « petites morts quotidiennes » étaient bien plus nombreuses que les évasions. Le 7 janvier dernier, mort par pendaison d’un prisonnier à Maubeuge. Le 21 janvier, mort suspecte d’un prisonnier à Sequedin. Le 2 juillet, un prisonnier retrouvé pendu à Valenciennes. Le 6 juillet, un prisonnier mort probablement avec des médicaments à Longuenesse. Le 29 juillet, un prisonnier tente de se pendre à Sequedin. Pour chaque mort, une brève ou un peu plus – comme lorsqu’un « gardien sauve un détenu ». Pour chaque brève, un silence.

L’évasion bruyante plutôt que la mort silencieuse, le « vrai jeu de con » en valait la peine. Au risque de faire celui de l’État ou de l’AP en servant de catharsis ? Comme une « soupape de sécurité » (James C. Scott). Pas si sûr. Chaque occasion est une pierre de plus ajoutée à nos frondes, dit la chanson, et les pétales de roses pourraient bien s’enflammer un jour, et propager le feu à toutes les prisons. •