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Quand l’extrême-droite commémore l’histoire de Lille

Les identitaires flamands se présentent souvent comme de simples passionnés d’histoire. Des amoureux du folklore régional, de la moule et de la frite, et rien de plus. Leur « combat », selon eux, ne relèverait que de la défense du patrimoine et de la tradition. Ou la défense de l’histoire du peuple flamand contre les menaces extérieures que la mondialisation et l’« islamisation de la société » feraient peser sur elle. Du coup, ils n’hésitent pas à célébrer le passé ou les figures qui l’ont marqué dans la région. Le problème c’est que, par ignorance ou par un révisionnisme maladroit, ils malmènent l’histoire qu’ils prétendent – paradoxalement – défendre. Le dernier exemple en date, concernant l’appel du groupuscule Opstaan à commémorer Jeanne Maillotte le 29 janvier, mérite d’y revenir. Pour ne pas laisser l’extrême-droite manipuler l’histoire de Lille.


• Le 29 janvier prochain, la « jeunesse enracinée » de la métropole lilloise se rassemblera pour une « marche aux flambeaux en hommage à Jeanne Maillotte, héroïne et fille du peuple ». Il ne s’agit pas d’une simple fête folklorique, mais bien d’un rassemblement politique puisque l’objet de cette marche est de faire « face à la menace » par la « résistance locale et populaire ».

Sur le site de cette « jeunesse enracinée » – et rasée de près –, l’appel est suivi d’un petit texte qui présente Jeanne Maillotte comme une figure de la « résistance » qu’elle aurait initiée au XVIe siècle contre des bandes de méchants « Hurlus », « milices protestantes », attaquant la gentille et très catholique ville de Lille. En toile de fond, donc, les affrontements religieux consécutifs au mouvement de Réforme qui a déchiré l’Europe durant au moins un siècle. L’occasion, pour des islamophobes tels que les croisés d’Opstaan, de se revendiquer d’une résistance sainte et multiséculaire. Ils seraient tous des Jeanne Maillotte en puissance, résistants acharnés contre les invasions barbares. En réalité, l’anecdote de cette Lilloise intervient dans un contexte historique bien trop complexe pour être assimilé par des crânes rasés. Et l’examen de ce contexte montre très bien à quel point ils se complaisent dans la falsification de l’histoire.

Jeanne Maillotte n’a pas existé

Ce qui gêne au premier abord, c’est qu’il paraît grotesque de nos jours de commémorer une légende. En effet, Jeanne Maillotte n’a jamais existé. En 1582, des hommes organisés en armée que les chroniques nomment « Hurlus » tentent de prendre la ville de Lille, par le faubourg de Courtrai. Mais ils sont repoussés rapidement par la population mobilisée derrière les archers d’une confrérie religieuse. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la figure d’une certaine cabaretière appelée Jeanne Maillotte soit forgée, personnifiant alors la résistance de Lille contre les « hérétiques ». Elle gagne encore en popularité aux siècles suivants, par la voix du célèbre chansonnier Alexandre Desrousseaux qui lui consacre un poème :

« … cheull’ cabar’tière

Méritot bien ch’l’honneur,

Car, comm’ eun’ vrai’ guerrière,

Elle a moutré du cœur. »

Mais aussi avec l’édification de sa statue sur l’avenue du Peuple belge en 1935 ou de sa géante en 2004. Jeanne Maillotte est donc une légende comme il s’en trouve beaucoup dans l’histoire de Lille. Mais les identitaires la présentent comme un personnage historique, au même titre que Jeanne d’Arc à laquelle ils rendent hommage chaque année. Comme s’il suffisait de dire qu’Ulysse a réellement existé pour que son « Odyssée » ait existé effectivement. Mais soit, admettons.

Les « Hurlus », une « milice protestante », vraiment ?

Le second point qui pose problème réside dans la qualification, pour les « Hurlus », de « milice protestante». Il est très délicat, pour l’année 1582, de donner une signification exacte du terme « Hurlus » et, surtout, de comprendre l’usage que les chroniqueurs en faisaient à l’époque. Certes, en 1566, les « Hurlus » désignent les iconoclastes qui se révoltent contre l’autorité de l’Eglise catholique et le roi d’Espagne qui possède la Flandre. Des calvinistes pour la plupart qui, lors de rituels organisés, pénètrent dans les églises pour saccager les icones. Mais dès 1567 « le mot Hurlu désignait plutôt des pilleurs, des brigands » et, dix ans plus tard, de simples mercenaires difficilement contrôlables, que le roi d’Espagne pourchassait sans pitié. En somme, à la fin du XVIe siècle, pour les chroniqueurs catholiques, le terme est générique. Et pour les mentalités d’alors, il englobe tous les « indésirables », les bandits, les mercenaires mais aussi ceux qui ne sont pas catholiques, les « hérétiques » comme les protestants. Ce qui ressemble vaguement à l’usage que les identitaires, aujourd’hui, font du mot « racaille ».

Difficile donc d’affirmer que l’attaque des « Hurlus » de 1582 constituait un conflit entre une « milice protestante » – intégriste – et une population catholique – terrorisée. Mais soit, encore une fois, admettons.

Passé sous silence

Le dernier point de falsification historique dont fait preuve Opstaan tient plutôt au silence déconcertant que son appel impose au contexte historique général. C’est toujours facile de piocher une petite anecdote, et d’en faire une légende. Facile de sélectionner un morceau de passé, façonnable à souhait, pour mieux dissimuler son ensemble, bien plus compliqué à manipuler à son avantage. En n’évoquant que l’épisode de Jeanne Maillotte, et de sa résistance victorieuse contre de prétendus terroristes religieux, Opstaan passe sous silence les très nombreux crimes de religion perpétrés par les autorités lilloises contre… le peuple lillois.

L’attaque des « Hurlus » survient à la suite d’une longue série de persécutions infligées d’abord aux luthériens, aux calvinistes puis à tous ceux qui ne sont pas fidèles au roi d'Espagne et au Pape. Dès la propagation de la Réforme au sein de la ville, les autorités lilloises – fidèles non pas au peuple flamand mais au roi très catholique d’Espagne qui, pour le cas de Philippe II, ne parlait par ailleurs pas un mot de flamand – n’ont pas hésité à réprimer sévèrement les nouveaux croyants. De pauvres gens, pour la plupart, issus du petit peuple qui, bien souvent, ne faisaient rien de bien méchant mis à part contester les dérives et les abus – bien réels – de l’Eglise catholique. C’est la grande époque des bûchers et décapitations sur la Grand’Place de Lille.

Dès 1526, cinq partisans de Luther – dont les idées sont connues depuis moins de cinq ans – sont poursuivis par le clergé lillois. En 1533, pour leur protestantisme, six Lillois sont exécutés sur la place publique. Martin Recq et Guillaume Chivoré sont brûlés vif, Georges Savereulx est décapité. En 1535, un marchand de poisson est condamné aux galères. En 1545, un disciple de Calvin, Pierre Brully, est brûlé à la suite d’un vrai procès inquisitorial. Se sentant menacés par les dérives répressives, certains Lillois sont forcés de s’enfuir, comme Jean Frémault. Son demi-frère est alors décapité pour complicité de fuite ; sa mère est enfouie vivante. En 1547 et 1550, François Ghesquière et Jean Montagne perdent leurs têtes. En 1555, pour avoir accueilli dans leur maison des réunions clandestines de calvinistes, Robert Oguier et son fils sont torturés « fort asprement », puis brûlés en place publique. Sort que connaissent à leur tour la femme de Robert Oguier et son second fils. En outre, cette même année, trois hommes dont deux manants apprennent de la sorte la souffrance et le « terrorisme d’Etat ». En 1560 et 1561, six autres Lillois sont décapités ou brûlés pour leur foi, dont deux craissiers, un sayetteur, un bourgeteur et un bonnetier. Des « petites gens », ouvriers ou artisans. En 1563, les autorités organisent un vaste autodafé sur la Grand’Place : treize anabaptistes sont brûlés en trois fournées. Enfin en 1575, au même endroit, deux bocquetaux sont « rôtis à petit feu », ce que même un chanoine considère comme une « chose pitoyable à regarder ».

Finalement, le premier risque réel de sédition que la ville encourt n’est constaté qu’en 1581, soit un an avant l'épisode de Jeanne Maillotte. Quand des calvinistes lillois complotent pour ouvrir les portes de la ville à des protestants de Tournai et des « Hurlus ». Le complot découvert, la réponse des autorités se veut expéditive et exemplaire : Jean Drumez, le principal inculpé, est traîné depuis les prisons jusqu’à la maison de ville pour y être décapité ; sa tête finit au bout d’une lance sur la porte des Malades – vers l’actuelle porte de Paris – pour que les voyageurs observent les châtiments que l’on inflige aux « hérétiques » ; son corps est pendu par les pieds aux fenêtres de la maison échevinale – l’équivalent de l’hôtel de ville – pour terroriser les habitants.

« Locale et populaire », qu’ils disent

Quand Opstaan appelle à la « résistance locale et populaire » en se servant de l’épisode de Jeanne Maillotte, on se demande simplement si ses membres ont pris la peine de lire entièrement les chapitres de leurs ouvrages d’histoire. Car ce qu’ils considèrent comme une « résistance » catholique contre une « milice protestante » n’est en fait que la défense d’une ville contre des mercenaires. En repoussant l’attaque des « Hurlus », Lille a montré sa fidélité à un étranger, le roi d’Espagne, qui persécutait ces hommes depuis plusieurs années. Et cette « résistance » est survenue après une longue période pendant laquelle les autorités lilloises, pour satisfaire les intérêts de la très riche Eglise catholique, se sont acharnées contre le petit peuple de Lille.

Au final, on ne peut penser que les « jeunes enracinés » se cantonnent au registre de la tradition, en célébrant une figure populaire du patrimoine lillois. Car leur appel très politique ne fait pas de différence entre tradition et histoire, afin de légitimer le « combat » qu’ils comptent mener dans le futur. Cela étant dit, si cette falsification relève d’un révisionnisme grossier, de quel côté se situent les identitaires flamands ? Certainement pas du côté du peuple qu’ils cherchent à dissimuler derrière des figures légendaires. Mais bien plutôt du côté du pouvoir, de l’autorité, de l’intolérance et de la répression. C’est l’essence de tout totalitarisme. •

 

Source pour l’image d’introduction : Cesarleal