- Catégorie : Le linge sale de l’ENL
- Écrit par Lille43000
Jean Mouline s'enfuit du bagne de La Propriété : Révélations fracassantes sur Jack de l'Error
• Chaque fois que j'appuyais sur la pelle avec mon pied, mon corps convulsait dans un soubresaut qui venait enfoncer plus profondément l'outil dans le tas de gravas. Je pouvais sentir le tranchant de la pièce plate usée sous ma chaussure maigre. C'est à ce moment précis que mon genou secouait ma jambe d'un éclair brûlant, puis se décontractait pour laisser place à une douleur moins aigüe mais pas moins intense. Je me souvins soudain de ce que m'avait dit un vieux volcanologue : « Si t'as mal au genou, c'est que t'as un problème de "je" et un problème de "nous" ». Je savais que j'avais mal à cause de ces foutues pelletées mais je me demandais pourtant encore s'il pouvait y avoir du vrai dans tout ça. La sueur perlait de mon front sur la caillasse, s'évaporant presque instantanément sous l'effet conjugué d'un soleil de plomb et de la chaleur ardente émanant des pierres. Avec quelques autres, je m'acharnais à la tâche, remplissant à répétition une dizaine de seaux, qui, gavés de cette grosse rocaille par nos efforts renouvelés, étaient alors transportés au loin par un autre groupe de personnes. Les « transporteurs » disparaissaient alors au coude d'un virage pour vider les seaux dans l'interminable sillon du drain que nous devions ainsi combler. Ils marchaient dans la tranchée comme une farandole de damnés. On ignorait s'ils allaient réapparaître. Ils revenaient toujours cependant, après quelques minutes écoulées pendant lesquelles nous raclions les cailloux afin de s'en saisir plus facilement lors de la prochaine salve. Parfois, lorsque le tas était encore assez gros, nous reprenions notre souffle quelques instants. Et puis la boucle reprenait. Ne jamais voir ce trou se remplir malgré les heures qui défilaient me rappelait un peu Sisyphe et son rocher. Notre rocher à nous avait juste été pulvérisé en millions d'éclats qu'il fallait maintenant ramasser, sans doute pour amuser quelque dieu asservi à la République et au Capital ; hilare dans son panthéon en or, il devait bien se foutre de notre gueule en sirotant de l'ambroisie à la fraîche. Nous, nous enfournions les pelletées, nourrissant ce serpent de notre peine, jusqu'au chantier suivant où il faudrait à nouveau « réviser » les drains de La Propriété. La Propriété était un endroit sévère dirigé par cinq généraux ayant chacun leur talent pour mettre nos corps dans une torpeur diable. Le refrain était devenu récurrent, estival : chaque été, il fallait « réviser » les drains. « Réviser » étant un euphémisme certain. Je t'en réviserai, moi, des drains.
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Nous dormions sous les combles, dans la grange, ou bien dans una tienda. Chacun de ses abris avait peu d'avantages et ses inconvénients. Les combles vous laissaient à la merci des ordres des maîtres pour le petit déjeuner ou bien pouvaient vous exposer à vider les lieux aux aurores pour les réunions d'organisation des chantiers journaliers. La grange vous laissait à la merci des araignées, des souris et des chats sauvages. La tienda vous exposait à l'humidité et à l'inconfort le plus total, à moins d'obtenir l'autorisation des maîtres de fourrer votre couche avec un ballot de paille sèche. Blotti dans ma tienda sans paille, malgré l'heure tardive et une journée éreintante, la fatigue ne m'avait pas assommée. J'avais bien eu vent de rumeurs d'insurrection à l'École, mais je ne savais pas trop quoi en penser. Les informations que je pouvais obtenir contre quelques cigarettes ne pouvait pas être jugées fiables à 100%. Depuis, j'avais également surpris une conversation des maîtres qui avaient confirmé la révolution en marche. Ils redoutaient que le communiqué annonçant l'insurrection n'ait été écrit et tourné ici-même, dans le vallon, quelque part aux alentours de La Propriété. Si tel était bien le cas, cela voulait dire que mes camarades n'étaient pas loin, mais qu'ils avaient dû sacrément déconner pour se retrouver là. Au bagne de La Propriété, on perdait le fil de sa conscience. La mienne s'était recroquevillée derrière la souffrance du corps et sa perception accrue, dans une nécessité de protéger son esprit, pour qu'il survive. Seules me restaient des rimes, à verser sur d'anciens chants. Il semblait maintenant que ma conscience souhaitait se réveiller, attisée par une odeur de poudre que mon imagination mêlait déjà à l'air de La Propriété. Je m'endormis en sachant que le moment était venu pour moi de quitter cet endroit et de rejoindre mes camarades en lutte. Il fallait fuir, fuir La Propriété.
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Tout en petit déjeunant ma brochette de guêpes grillées réglementaire, je repensais à toutes les tentatives de Communes qui avaient plié sous les talents d'orateur éthylique de Jack ces dernières années. Il avait désormais renforcé son pouvoir à la faveur du recrutement de nouveaux stagiaires qui tournaient presque systématiquement le dos aux anciens élèves communards. À mon retour d'un reportage à Notre-Dame-des-Landes, rien ne s'était déroulé comme prévu. Alors que pour une fois, j'avais ménagé de ne pas me faire arrêter – le coup des douanes à Douai ça ne compte pas – , j'aurai dû retrouver ma place à l'École, serein de ne pas être revenu avec une note de frais mirobolante, et auréolé de n'avoir eu aucun frais de justice sur le compte de la Direction. Au lieu de ça, Jack avait discrètement arrangé mon arrivée ici, à La Propriété, de peur que j'ai été « contaminé par des gauchos anti-avion ». Passaient encore le zoo de Lille, le Mexique, la Suède, mais là, le coté Républicain de son esprit Thompsonnien a pris le contrôle et a opté pour une rééducation radicale à durée indéterminée dans un des nombreux camps de redressement du Middle West. Ces camps mêmes qui doivent abriter De Bavoir quelque part... Cette tendance innée de notre directeur à infliger l'enfer aux autres m'a toujours fait penser que si un homme sur cette terre ne devait jamais avoir de carabine chez lui, ou à son bureau, ou disons même à moins d'un mètre cinquante d'un de ses bras valide, c'est bien Jack de l'Error.
J'aurai pu être instantanément condamné à mort, haletant sous son haleine de mauvais whisky, comme un crapaud tranché par une binette en plein remblayage. On avait vu depuis ce que ça donnait uniquement avec un tire-bouchon. Mais c'est la peau de Jack qui était maintenant sur la sellette, et il risquait de prendre cher avec tout ce qu'il avait infligé... Et Akram dans tout ça ? Avait-il eu vent de cette Commune lui aussi ? J'avais la conviction que s'il était toujours en vie quelque part et qu'il apprenait ce qu'il se passait, le désir des élèves de se révolter l'inspirerait. Il se mettrait bientôt à chier des alexandrins en acier Valyrien sur Jack.
Pour ma part, j'allais bientôt m'enfuir grâce à la calèche des Letram, une berlingotte visitant les maîtres régulièrement et dans laquelle je pourrais aisément me glisser à la faveur de la nuit. Camarades, tenez bon, me voilà ! « Appelez le soleil, qu’il vienne et me console. Étranglez tous ces coqs ! Endormez le bourreau ! Le jour sourit mauvais derrière mon carreau. La prison pour mourir est une fade école. »1 •
1 : Extrait de Jean Genet, Le condamné à mort.