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Ritorn' a Roma (Arrivi)

C'est difficile, de ne pas comparer Rome à Paris. Mais la Ville Éternelle (moins ruinée qu'Athènes, et tellement plus en nous, écrite et parlée) a beau disputer la vedette à la Ville Lumière, centrale, sur un fleuve, classique, antique, moderne, bourgeoise, féodale et populaire, fourmillante de gens, mais aussi napoléonienne, anarchiste, fasciste, maçonnique, monumentale, cléricale, fleurie, gustative, tempérée, en un mot comme en cent, nappée de ses contradictions, oui, agréable, sa sœurette française fait bien pâle figure, devant une si grande concentration de beautés. Ses boulevards haussmanniens et baroques, comme ses ruelles étriquées et baroques, ses immeubles publics ou privés, « palaces » en pierre de taille, ses kilos de détritus au sol, que peut-être on ramassera, ses restos, ses coiffeurs, ses plantes grasses, ses romances nuancées au coin de chaque via, viale, vicolo, piazza, piazzale, largo, passo, ponte, corte, strade, strade, strade... « tous les chemins » mèneraient à Rome. Quand on y est, c'est sûr. Alors, Rome semble Paris. Mais en plus jaune, en moins gris.


 

Caoutchouc (Ficus elastica)

• Le jaune de cette lumière à partager, qui fait voir loin, mais grâce à un meilleur concours du soleil, fait aussi mûrir mieux les rêves. Paris n'est beau qu'au printemps, quand chantent les oiseaux, à Rome l'hiver n'existe pas, c'est un trait d'union entre nos automnes et printemps. Rome semble avoir copié Paris, doit se dire souvent le Parisien en goguette. Sauf que Rome est née avec la nuit des temps, quand Paris n'est que la suite de Lutèce. Tout cohabite à Rome avec une surprenante et cependant nonchalante harmonie. Les vendeurs de portables, soutifs, bric-à-brac, au coin de chaque rue bordée des ruines monumentales et épargnées des siècles passés, les passants, les clients ou les voleurs, les balcons de yucas, puzzolane, ficus élastiques, cactus, débordants du béton orange à chaque putain d'étage, les « palazzi », un peu partout dans le « centre historique », voués à de publics ministères, tellement bardés de flics en gilet pare-balles et mitraillettes qu'on regretterait presque Belfast, et si blancs que le noir des bombes à peinture leur va comme un gant, s'y nichant à foison, comme les murs de toutes ces rues, taguées et graffées depuis des générations de hip-hoppeux et d'autres dialecticiens rupestres, amoureux ou politiques, semblant concurrencer le marbre, pour l'inscription dans le temps. Toutes les époques s'y succèdent, et s'y... ressemblent, pourtant, traversées des dynasties de chats-des-ruines, de chiens-des-rues, d'oiseaux-des-cieux, et de passants-des-passages, d'ici ou d'ailleurs.

Le Tibre, hiver 2009.

Plus jaune, comme la glace au citron, il « gelato al limone », de Paolo Conte. Ici, l'hiver, les citrons poussent dans les jardins et les rues, semblant vouloir niquer l'autre hémisphère. Les feuillus non plus, ne perdent pas leurs feuilles. Évidemment, il ne neige pas. Par contre, il peut pleuvoir, à faire chialer un Lillois. Le Tibre (« Tevere »), la Seine locale, a tellement débordé que les arbres autour en portent encore bribes de sachets plastique pâlis, vieux papelards déchiquetés et séchés, et tas de détritus complètement emberlificotés dans les branches, hivernales et effeuillées, elles, comme autant de strates et de niveaux du sinistre. De loin, on dirait une de ces pâlottes décorations « artistiques » à la Cristo, l'emballeur mégalo. Et de près, c'est bien plus triste et moche encore, qu'un Pont Neuf emballé comme une pouffiasse. Un goût de capitalisme « naturel », que le temps ne parvient pas à emporter.

« Et sur les bords du Tibre pointe la forêt de plastique »

Les gens, eux, se croisent, se parlent, se klaxonnent, s'engueulent, s'enlacent, comme partout, sans doute. Rome, comme décor, semble juste à la bonne taille, pour ses populations. Comme chaque ville, elle s'élève, une couche après l'autre, quand Paris s'étend, plutôt. Si Rome est plus vieille, Paris doit être plus grande, surtout avec sa banlieue. On note ça aussi aux voitures : un pourcentage, visiblement croissant, de Micra, de Corsa, de vieilles et nouvelles Fiat 500 et 600, des Punto, des Panda, des Clio, des Twingo, des Classe A et des Smart garées perpendiculaires aux autres et aux avenues, des trombes de scooters, avec ou sans pare-brise, avec ou sans toit, peu de vélos. Les cyclistes tiennent à leur peau. Si les métros ne sont que deux (la ligne 3 est en grande pompe de construction), à cause d'un sol par trop préservé d'histoire et de richesses enfouies, les bus sont des milliers, les Romains s'y perdent eux-mêmes.

Un des millions d'arrêts de bus du millier de lignes romaines. « Tous les chemins... »

 

Inventario

Des glaces, bien sûr, le café, bien plus adulte encore que le nôtre, aux antipodes du café belge ou américain : 1,5cl suffisent, pour 70cts la plupart du temps, à vous redresser d'une minutieuse lampée. Des garçons, élégants comme des vitrines, des femmes belles comme des femmes, des ouvriers, bruyants et sales, plus vivants que n'importe lequel de ces passants, des vieilles bourgeoises aux brunes fourrures décomplexées et arrogantes, des pizzerias à la pelle, des affiches partout pour des dizaines de partis politiques, aux slogans fachoïdes décomplexés aussi, quelques chanteurs romantiques, des grilles à chaque porte, chaque fenêtre, chaque porte-fenêtre, au moins jusqu'aux deuxièmes étages, du marbre blanc à toutes les arêtes et tous les coins de rues, des musts du tourisme, Fontana di Trevi, Fontana di Spagna, l'autel du Vittorio Emmanuele III, moins ses Chemises Noires, Villa Borghese moins ses calèches, des églises, des églises, des églises (il y en aurait 900 et des patates), des curés antiques ou modernes, des carabiniers en bleu et noir, des flics en bleu et azur, des vigiles en bleu et en armes, parfois en vert, des anars, des jeunes filles, en noir et en noir.

Une des 15 000 fontaines publiques

Des œnothèques plus visibles que des discothèques, des pins parasols à faire oublier d'un coup la Côte d'Azur, des palmiers entre des supermarchés, des autoroutes aériennes et des décollages d'avions 150m au-dessus des têtes, des trams et des « trenini », genre d'RER vieillots, un Colisée géant, des ruines un peu partout, des pubs, des pubs, des pubs, mille fois plus que des églises, et des tags, des tags, des graffs, mille fois plus que des pubs, une maison fasciste, et un gouvernement qui va avec, comme amnésique, au moins dix squats et centres sociaux autogérés, tous majeurs et irrédentistes, et les fontaines. SPQR, le sénat et le peuple romains ensemble, ces robinets coulant sans cesse partout, à l'eau si douce et fraîche et claire, qu'on dirait par là seul qu'ils ont ainsi inventé le progrès à tous les dix coins de rues ; des théâtres, des musées, jamais gratuits, et des supermarchés si souvent dépourvus de caméras, des Indiens, des Pakistanais, Sri-lankais, des Africains, des Arabes, des Russes, des Chinois, Japonais, des Américains et des voisins, Albanais, Roumains, Roms de partout, Suisses, Allemands, Irlandais, Napolitains... pas mal de Français, qu'on évite. Rome aussi a quelque chose du Tout pour Tous. Et ce que ces petits crétins égoïstes « del fascio » n'ont pas compris, Rome garde, présente et fière, son passé comme une garantie de son avenir, dont sans doute la couleur, encore et toujours, sera jaune solaire. •

Affiche concert d'anniversaire d'un squat italien

« Nell dubbio, mona... »