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Téléramoche

Télérama n’est pas un journal de merde. Ce serait trop facile.

En France, on a de la chance, c’est bien connu. Par exemple, tout le monde peut voir de beaux films, surtout s’ils entendent, au loin, Le Cri de l’œil. Mais on a de la chance aussi parce que, sans qu’on n’ait rien demandé, un hebdomadaire sait faire, pour vous, la différence entre un Hitchcock et un navet, un Pialat et un navet, un Von Trier et un navet, un Despentes et un porno. Cet hebdomadaire, sans qui se cultiver n’aurait pas ce si bon goût français que le monde nous envie, sans qui on serait vraiment paumés dans nos vies de cons, c’est Télérama.


• Revenons donc un peu en arrière, au moment où rien n’intéressait davantage la clique religieuse en poste (comme d’hab’, vous me direz) que le contrôle de la jeunesse, nos « charmantes têtes blondes » et le contrôle des médias. Les NTIC d’alors ? Télévision, radio, cinéma (prononcer té-lé-ra-ma). Février 1950, la Guerre est déjà loin, mais le baby-boom pas tant, et les pions à placer restent nombreux. Ça tombe bien : nos charmantes têtes blondes sont bien vides et on doit en faire des têtes bien faites. La Vie catholique, les Dominicains et Témoignage chrétien s’organisent donc, et fourbissent les armes, rayonnantes : Tintin et consorts répondaient question jeunesse[1], puis Radio Loisirs pour l’édification de tous, qui deviendra en 1960 le Télérama qu’on adore tous. L’hebdomadaire des supervieux de 17 à 77 ans était né.

J’ai beaucoup lu Télérama. De la fin des années 80 au milieu des années 90. Il ne se situait pas encore « officiellement » dans ce secteur de la bourgeoisie qu’on appelle la gauche, celui des couvertures qu’on croirait des Inrocks, tant elles le disputent esthétiquement aux modernes indignations éditocrates, tant cette gauche, supposée lectrice critique, s’exprime entre deux pubs Breitling, Mercedes et Shalimar. Alors que la TV des années 80 devint mon principal interlocuteur, alors que ce canard de darons pouvait encore s’estimer honnête, j’apprenais à lire et à guetter la veine centre-droite des curetons de la jeunesse téléramique, et de la mienne.

Naîtra ainsi une habitude à la « critique », allez comprendre. Surtout celle des films, et à en parler pour dire des trucs importants, importants pour soi, car importants pour le plus grand nombre, ou plus souvent qu’à son tour, en parler... pour ne rien dire. Gilbert Salachas et ses « Ce que j’en pense » au vitriol, ou encore la rubrique « Mon œil », d’un Alain Rémond presque farouche et toujours jubilatoire, sont de très bons souvenirs de mon envie de comprendre les films, ado. Les lourdingues critiques moralisatrices d’un Pierre Murat, André Moreau, Aurélien Ferenczi, et, bien entendu, les léchages de culs ultra-mondains, de Cannes à Avignon, de Marciac aux Vieilles Charrues, du Goncourt au Prix du Livre Inter, par contre, beaucoup moins... Ils m’ont appris à me taire, à écouter, à regarder. Mais sans doute pas à voir, ni Ken Loach, ni Mike Leigh. Ça, ça ne s’apprend pas dans un journal, mais devant un film.

Un mec a écrit un bouquin entier, intitulé Contre Télérama[2]. Paraît-il, pour répondre à un infâmant article qui aurait désigné les « zones périurbaines » comme une « France moche ». Il semble y rétorquer aux auteurs de l’article que, certes, ces « zones » défigurent bel et bien la bioté de la Nature, mais qu’il s’y passe plein de trucs infra-humains très chouettes et que bordel. Si Télérama faisait correctement son boulot d’édification des masses, ce journal aurait d’abord pu rappeler que la France moche, c’est un pléonasme, et peut-être s’épargner les foudres d’un poète périurbain identitaire de plus. Seulement, la France moche, Télérama en est un des plus constants artisans. C’est donc pas très surprenant de voir que ce programme-TV préfère tranquillement pérorer sur ses esthétiques abstractions pseudo-urbanistiques et, par exemple, surfer, dans les sillages éclairés d’un Messier ou d’un Val, sur cette déferlante d’une culture qui se paie. Le journal vient d’ailleurs d’en vouloir à Vuitton pour foutre autant son nez plein de fric dans les jupes de La Culture, pré-carré de Télérama. Les hypocrites, ils ont fraîchement été rachetés par le Groupe Le Monde, qui n’a plus à prouver ses révérences, question pouvoir. Enfin, une des récentes livraisons voit leur couverture du énième et ridicule festival culturel « Fantastic » de la ville de Lille franchement enfoncer ce clou dans le cercueil de la poésie. Alors puisqu’ensemble, ils n’arrivent toujours pas à ce jour à écrire, chanter ni dire le progrès social, en tous cas pas plus loin que le bout de leur chéquier, qu’au contraire, ce faisant, ces malfaisants endiguent complètement l’accès de tous à tout[3], travaillons donc encore un peu, que cet organe du capital et les autres, l’emportent, bien gentiment, au paradis. Celui qui entre dans ta vie par tous les trous, comme Télérama.

Télérama, comme nous l’avons maintenant assez vu, n’est pas un journal de merde. C’est la France, qui est de la merde. Comme chaque « pays ». Comme chaque « État ». Comme chaque idée de « Peuple », de « Ssssociété », et toutes les voies (voix ?) qui leur donnent corps, et qui, de leurs boyaux, Le Rotary, La Fnac, Le Figaro, Le Télérama, salissent aussi méthodiquement que périodiquement leurs feuilles de torche-cul, celles qui recueillent flatulences, déjections, et autres restes puants des festins digérés, véritable confiture aux cochons. Mais aussi compost frais, où enterrer bientôt les « critiques ». Critique, ça se dit d’un état, annonciateur de fin. •


Ce texte est initialement paru dans Le père Projo, plaquette de présentation du Festival de Cinéma Le Cri de l'œil, Festival de Cinéma, du 29 août au 2 septembre 2012 à Pruines, Marcillac, Decazeville (12 – Aveyron).


[1] Lire l’excellente relecture critique des Buck Danny, Tintin, Spirou, etc., de notre enfance, et leurs ressorts notamment coloniaux et sexistes, par Pierre Vidélier dans Manière de voir n°111, juin-juillet 2010.

[2] Éric Chauvier, Contre Télérama. Alia. 2012. 64 p. 6,10 €.

[3] Loran, le guitariste du groupe Bérurier Noir, raconta par exemple que « Pour moi, la culture, c’est tu prends ce que tu veux où tu veux ». On pourrait ajouter « et tu (te) le mets où tu veux » ?