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De la fête à l’émeute. Retour sur le pilonnage de la rue Henri Kolb

Quelques temps après l’intervention policière de la rue Henri Kolb du 12 janvier dernier – que j’ai rapportée avec toute la rigueur journalistique que l’on me connaît –, le Resto Soleil a reçu une menace de fermeture administrative de deux mois. Ce bar-pizzeria – ou cette pizzeria-bar, c’est selon – a « été signalé » au préfet « pour des infractions relevées tant par la police nationale que par la police municipale ». Notamment lors de cette désormais fameuse irruption nocturne des forces de l’Ordre, dont le récit qu’elles ont envoyé au préfet n’est qu’une parodie déglinguée de ce qu’il s’est réellement passé. Hélas, au-delà des hallucinations, les emmerdes, elles, sont bien réelles.


• Souvenez-vous : c’était un samedi soir comme un autre dans la rue Henri Kolb ; la police municipale a débarqué, bientôt suivie de la Nationale. Interpellation, sit-in, rue bloquée, c’était un soudain et formidable bordel là où, peu avant, la soirée se déroulait normalement, je veux dire dans le respect de la stricte réglementation en vigueur. Bref, c’était juste une illustration extrême de ce qu’on doit à la politique de la vie nocturne conduite à Lille, dont vous trouverez la description de son arbitraire sur le site du journal La Brique.

Ce soir-là, les policiers ne déconnaient pas quand ils exprimaient leur souhait de « pilonner » le Resto Soleil. En effet, dans une lettre datée du 3 mars, le préfet a adressé aux gérants du bar « un avertissement qui est un préalable » avant « de prendre à l’encontre de votre établissement une mesure de fermeture administrative ». Ainsi suivait-il les requêtes du commissaire qui, quatre jours seulement après l’intervention de police du 12 janvier, lui avait fait parvenir un rapport lui demandant, objectivement, d’entamer le pilonnage. Un pilonnage de deux mois. L’« exploitation » du Resto Soleil, peut-on lire dans ce rapport, « a attiré défavorablement l’attention des services de Police durant plusieurs années ». Et surtout lors de leur dernière intervention que le courrier du commissaire détaille – ou devrais-je dire tricote…

Aussi, avant de la désosser, voyons de plus près cette version policière qui a motivé le préfet :

Le 12 janvier, donc, la police municipale intervient rue Henri Kolb « pour des nuisances commises par les clients » du Circus, bar situé à quelques mètres du Resto Soleil. Quelles nuisances ? On ne sait pas. Les agents, semble-t-il, ne sont pas parvenus à le définir dans leur rapport. En revanche, ils constatent, à ce moment-là, « la présence d’environ 150 personnes sur les trottoirs et sur les voies de circulation ». Le film commence. « Devant l’hostilité de la foule » qu’elle tente de « disperser », la Municipale appelle alors sa grande sœur la Nationale en renfort. Maintenant il y a plus de flics dans la rue, et ça se corse : le « responsable » du Resto Soleil, toujours selon le courrier du commissaire, proteste « en déclarant être victime d’un acharnement et en ameutant ses clients en état d’ébriété » – genre « Allez les gens ! Bastonnez-moi ces poulets ! » Le climat est émeutier. « Un employé du bar, ivre », conteste « la présence des services de Police » ; naturellement il est embarqué. C’est alors que le « responsable » du bar devient « de plus en plus virulent ». Il accuse « les policiers de racistes », appelle « ses clients à manifester devant la Mairie » et demande « à ses clients et aux autres badauds d’effectuer un sitting [sic] ». C’est pas une révolte, c’est presque une putain de révolution et Robespierre est le patron d’une pizzeria. Chaud. Le « trouble à l’ordre public » est « grave » au point d’« oblig[er] les services de Police à se retirer pour éviter un affrontement avec environ 250 personnes hostiles et entraînées par » l’agitateur. Happy end,  les représentants de l’Ordre, héros de l’ordinaire, ont fait preuve, une fois de plus, de sagesse…

… vous y croyez, vous ? Moi non, et je vais vous dire pourquoi.

Quand la police est arrivée devant le Circus, il n’y avait pas plus d’une cinquantaine de personnes, guère agressives. C’est simple, j’ai même pas entendu ne serait-ce que l’écho d’une petite insulte. Pas même vu un postillon d’un reste de crachat. Dire « foule hostile », quand on rédige un rapport de police, ça en jette peut-être un peu plus, j’imagine. Mais ça reste de la fiction. En ce qui concerne le patron du Resto Soleil, on ne peut pas nier qu’il était en colère et qu’il y avait de quoi. Ceci dit, il n’a jamais « ameuté » ses clients ni demandé aux gens de faire un sit-in. Celui-ci s’est produit spontanément quand les clients se sont retrouvés dehors, car le patron venait justement de fermer boutique – et donc n’était plus responsable de grand-chose – bien avant l’heure de fermeture autorisée. Certes, il a vaguement évoqué la possibilité d’organiser une manifestation de soutien devant la mairie de Lille – ce qui est au fond un des droits fondamentaux de notre foutue République –, mais peu de gens l'ont entendu. Enfin, il n’a jamais été question d’un risque d’affrontement : à aucun moment la police n’a été outragée, insultée, agressée, menacée ; elle a juste été contestée. Le genre de nuance qui n’a pas sa place dans un bon film d’action.

À présent, posons les choses différemment.

La police n’a pas accepté d’être contestée. En représailles, elle a demandé au préfet de « pilonner ». Les lourdes accusations portées à l’encontre du Resto Soleil et de son patron le démontrent amplement. Seulement la police ne s’arrêtera pas à ce bar. Le préfet a bien dû le comprendre en lisant le courrier du commissaire ; ce passage en particulier : « La rue Henri Kolb est située à proximité du quartier Masséna / Solférino, elle draine une clientèle contestataire qui cause depuis longtemps des nuisances sonores ». La rue Henri Kolb pose problème, donc, parce qu’elle attire des indésirables. Probablement des gauchistes, ou des hippies, des rastafaris. Peut-être même des jazzmen et des DJ’s, des anars ou encore des batteurs et percussionnistes. Voire des chanteurs et chanteuses, des guitaristes, danseurs, danseuses, ou carrément des dessinateurs de médias indépendants. En d’autres termes, pas la clientèle la plus conformiste qui soit. Cela dit, si la police était intervenue ce soir-là rue Masséna comme elle l’a fait rue Henri Kolb, il est clair que cette histoire aurait fini dans le gaz et les larmes. Ce n’est en rien le comportement d’une clientèle, contestataire ou pas, qui a provoqué le désordre. C’est l’exécution de décisions politiques absurdes, prises par des élus bornés.

Si la fermeture administrative n’a pas été encore signifiée au Resto Soleil, elle reste une menace. Et derrière cette menace, c’est la rue Henri Kolb qui est visée – sans parler de tous les autres cafés-concerts de Lille. Cette rue dont le principal tort, aux yeux de la municipalité, est de recevoir des concerts, donc d’organiser des événements culturels indépendamment d’elle. Une rue effrontée qui ne porte pas le logo de Lille3000. Une rue et sa maudite clientèle qui semble tenir, sauvagement, à ses nuits lilloises. Au point de les défendre ? M’est avis que les cafés-concerts de Lille et de Navarre n’ont jamais eu autant besoin d’une clientèle… contestataire. •