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Doux Jésus, nous sommes attaqués par des journalistes patriotes et va-t-en-guerre !

Au bout d'une semaine harassante d'une campagne de mobilisation générale autour des matchs éliminatoires pour la Coupe du monde de football, jalonnée d'une défaite militaire (cherchez les coupables) et d'une victoire (cherchez les héros) qui a le goût de revanche, la France bat l'Ukraine trois buts à zéro. Cocorico, armistice et fin de partie. Enfin, pas pour tout le monde.


« Je suis toujours stupéfait d’entendre des gens déclarer que le sport favorise l’amitié entre les peuples, et que si seulement les gens ordinaires du monde entier pouvaient se rencontrer sur les terrains de football ou du cricket, ils perdraient toute envie de s’affronter sur les champs de bataille. »

Georges Orwell, L'esprit sportif, La Tribune, décembre 1945 (source). 

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• Peu importe les résultats et les gestes techniques. Peu importe les arabesques, les coups, les tournants. Pendant une semaine, le micro-monde médiatique du football s'est emballé, jouant aux montagnes russes, tranchant des têtes ici ou là, pour les réhabiliter trois jours plus tard. Une espèce de continuum médiatique et schizophrénique, de tunnel interminable qui s'est abattu dans tous les journaux spécialisés, des plus traditionnels ( de L'Équipe à RMC) aux plus « décalés » (So Foot). Les premiers cités sont bien plus qu'un journal ou une accumulation d'émissions. L'Équipe et RMC, jouissant d'un quasi-monopole dans le domaine sportif hexagonal, sont au sport ce que sont TF1 et BFM TV réunis à l'information : une sorte de mélasse populiste et continue. Ce sont des médias qui font et défont les champions. De l'autre, vous avez So Foot. Un magazine qui a su faire sa place dans le paysage de la presse écrite sportive depuis 10 ans, grâce à un business plan pas dégueu : du foot pour les amoureux d'histoire, de bonnes histoires ; du foot « potache » sans jamais trop remettre en cause les fondements politiques sur lequel ce sport repose ; du foot pour les garçons qui aiment voir des nanas légèrement vêtues mais pas trop, parce que quand même ils sont cultivés ; du foot de passionnés, pour celui qui aime montrer que derrière ce qui lui sert de came hebdomadaire, il y a de la réflexion. Si ce côté décalé est plutôt efficace et rafraîchissant dans la formule papier, le site internet, avec la plupart des articles bâclés, n'est qu'une vaste fumisterie dédiée à la publicité et à cette fameuse maladie journalistique qui consiste à faire de son avis personnel une analyse. et aujourd'hui, les analyses sont de véritables préparations mentales au combat : à l'occasion de la confrontation franco-ukrainienne, une grande majorité des médias a joué à préparer les amateurs de foot à la guerre patriotique, car, comme l'aime à répéter So Foot en paraphrasant Bill Shankly, légendaire coach anglais : « Le football, ce n'est pas une question de vie ou de mort. C'est bien plus important que cela. » Ben voyons.

« Au niveau international le sport est ouvertement un simulacre de guerre.Cependant ce qui est très révélateur, ce n’est pas tant le comportement des joueurs que celui des spectateurs ; et, derrière ceux-ci, des peuples qui se mettent en furie à l’occasion de ces absurdes affrontements et croient sérieusement – du moins l’espace d’un moment – que courir, sauter et taper dans un ballon sont des activités où s’illustrent les vertus nationales. »

Georges Orwell, L'esprit sportif, La Tribune, décembre 1945. 

Contexte pesant des commémorations de la Grande Guerre ou frustration schizophrénique depuis un jour de grève de juin 2010, le match des barrages qualificatifs pour la Coupe du monde au Brésil est vécu comme un moment national crucial. L'heure est au combat, c'est L'Équipe qui dégaine en premier en titrant sur sa Une « Union sacrée ». En conférence de presse, Blaise Matuidi, un des cadres de l'équipe de France, lance la mobilisation : « Il faut prôner l'union sacrée. On a tous besoin de cette qualification. […] J'espère qu'on va bien négocier le match aller à Kiev et qu'au retour tout le peuple français va nous aider à nous qualifier. » L'expression est reprise par tous les médias nationaux : la France va en guerre, soutenue par « tout son peuple ». Comme cette fausse vérité qui consiste à dire qu'en France « il y a 60 millions de sélectionneurs », quand bien même il faudrait diviser par cinq ou six le nombre de gens que ça intéresse vraiment.

Peu importent les rabat-joies et les mauvais coucheurs : en temps de guerre, vous êtes « avec nous ou contre nous ». Bushisation des esprits. L'écho d'un 31 juillet 1913, quand, au bord d'une terrasse, l'ultra-nationaliste d'extrême-droite, Raoul Vilain, tirait sur Jaurès : « J'ai abattu le porte-drapeau, le grand traître de l'époque de la loi de trois ans, la grande gueule qui couvrait tous les appels de l'Alsace-Lorraine. Je l'ai puni, et c'était le symbole de l'ère nouvelle, et pour les Français et pour l'Étranger. »

Markus Kaufmann, sur sofoot.com, prévient à quelques heures du match aller : « Kiev sera un champ de bataille » « Un match de barrage de Coupe du monde, c’est un combat au couteau. Dans ce contexte, peu importe si l’arme est luxueuse ou provient d’un marché de la banlieue de Kiev [...] ». L'auteur, visiblement à bloc depuis des semaines, n'en peut plus et tel un Léon Jouhaux le 4 août 1914, aux obsèques de Jean Jaurès, lance son appel aux armes : « Les hommes de Fomenko [le sélectionneur ukrainien] souhaitent-ils seulement arriver vivants à Paris ? Ou alors veulent-ils profiter de la présence de leur public pour attaquer les Bleus à la gorge ? Dans un combat à mort, le vainqueur n’est pas celui qui se bat le mieux, mais celui qui veut le plus vivre. »

Quelques jours plus tôt, Chérif Ghemmour y allait de son couplet mobilisateur. Chérif Ghemmour, l'homme qui parlait à Zemmour. Chérif Ghemmour, le journaliste fier d'avoir « vu les limites de la déconne, on n’est pas tombé dans les travers des Cahiers du Foot, on n’a pas dépassé le stade potache. » Et c'est bien dommage : à l'heure de présenter l'histoire des confrontations franco-ukrainiennes, le journaliste se lâche lui aussi : « L’Ukraine en France, c’est les Cosaques à Paris ! Ces troupes ukrainiennes du tsar de Russie Alexandre Ier occupèrent notre capitale en 1814-15 après les revers napoléoniens. Signe que les Bleus sont foutus, puisque l’équipe d’Ukraine viendra s’essuyer les bottes au Stade de France, comme ses glorieux ancêtres ! »

Parmi tout ce fatras va-t-en-guerre et foireux au niveau historique, le seul Nicolas Kssis-Martov ne peut sauver tout à fait l'affaire. Lui qui place généralement quelques bonnes idées sur le monde hypermédiatisé et ultra-libéral du foot, est débordé. ne peut s'empêcher, dans une tribune où il prend la défense de Patrice Evra, footballeur au centre de la fameuse « mutinerie » de Knysna en 2010, qui vient de se lâcher en envoyant se faire foot plusieurs hauts commandants parmi l'Etat-major médiatique. Son article, plutôt pas mal, est titré : « Il ne faut pas bâillonner le soldat Evra » (même s'il se rattrapera plus tard).

N'en jetez plus. Place au match.

Vendredi soir. Soir de défaite, les Bleus repartent d'Ukraine avec une belle marque jaune sur la joue, et deux buts de retard. Oh God...

 

« La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre ! »

Le sélectionneur français, Didier Deschamps, fait grise mine. Son équipe a perdu « un combat » dans, comme le dit So Foot, « ce qui restera la ''bataille de Kiev'' ». Markus Kaufman peut se re-lâcher, et expier : « On le savait, cela allait être une guerre. Mais la France pensait au moins pouvoir en dicter les règles… »

Prise de conscience pour les joueurs, qui embrayent le pas. L'attaquant Olivier Giroud, joueur d'Arsenal (sic) en Angleterre, évoque le lendemain sa « rage » : « On est prêts à mourir sur le terrain pour arriver à se qualifier. » Et quand on lui demande si la suspension de certains joueurs ukrainiens peut changer la donne, il indique clairement le contexte : « Ils vont remplacer un soldat par un autre soldat, ça sera kif-kif. Ils vont faire pareil, nous rentrer dedans. »

L'élimination quasiment actée de l'équipe de France permet aux chiens (de garde) de se lâcher. Et on voit des journalistes racailles comme Daniel Riolo venir mordre les micros, sur RMC ou ailleurs. Histoire de rappeler, si on ne l'avait pas compris, que cette équipe de France, c'est l'équipe des caïds et des banlieues. Rien à attendre. Car ça fait un bon moment maintenant que les joueurs de l'équipe de France sont accusés à demi-mots d'être des traîtres, des non-patriotes, des mercenaires. Dans la foulée de la défaite, Pascal Praud, un de ces éditocrates du sport, lâche les yeux pleins de colère et la bouche pleine de morve : « Il y a des gens qui sont très contents de ce qui se passe ce soir, ils n'en peuvent plus de cette équipe de France, de voir Patrice Evra sur un terrain ! Ils ne veulent plus voir les anciens de Knysna ! Pour la première fois, ils n'aiment plus l'équipe de France. Pire, ils la détestent. Ils se disent : tant mieux, on ne va plus les voir ! […] Ce soir, c'est un manque d'envie, pas une question de qualité. Tout ce qu'on a reproché à l'équipe de France a été catalysé ce soir : des gens qui n'en ont absolument rien à foutre, rien à foutre du maillot bleu, rien à foutre de l'équipe de France ! […] Allez sur les réseaux sociaux : les gens sont déchaînés, ils ont raison ! » 

On pourrait « s'en foutre », comme dit Pascal Praud, de ses propos. Sauf que ces gens-là s'expriment devant des millions de personnes, et qu'ils martèlent leurs sentences à hue et à dia chaque putain de semaine.

Pas de temps pour se reposer. La presse est unanime : ces joueurs n'aiment pas leurs maillots. En filigrane, et comme en écho à ce que Karim Benzema avouait il y a une paire de mois : « Ils partent dans un délire bizarre. En gros, si je marque, je suis Français, mais si je ne marque pas ou qu'il y a des problèmes, je suis arabe. » Un Karim Benzema qui a le tort de ne pas chanter La Marseillaise, lui qui devrait être « reconnaissant envers son pays », comme l'affirme cet écrit hallucinant d'un éditorialiste resté bloqué sur radio-FN.

Et non, il ne la chante pas, comme Zidane avant lui, comme Platini avant Zidane, et comme les poilus ne chantaient pas La Madelon, musique cocardière sensée les consoler de leur peine d'être de la chair à canon : « Quand les musiques militaires que nous détestions comme des embusqués reçurent l’ordre de nous distraire officiellement et de nous remonter le moral au cantonnement, elles furent systématiquement boycottées. Le soldat fit la grève perlée. On dut, dans certains régiments, l’obliger à la présence, ce qui allait à l’encontre des désirs du commandement. Et pourtant, on jouait La Madelon ! » (Henri Barbusse, Le feu, 1916)

Le dimanche 17 novembre, Pascal Praud a rangé sa haine et sa déception pour laisser la parole à d'autres experts, à savoir les patrons de L'Équipe, de RTL sport, ou des chroniqueurs (un peu comme si Demorand, Moujotte et Pujadas venaient débattre), qui se lancent dans un débat hallucinant.

Le chroniqueur Gilles Verdez, qui souligne ne pas aimer le côté martial du discours des joueurs, a semble-t-il quand même quelque chose à dire : « Ils n'ont pas mouillé le maillot, ils ne sont pas battus. […] C'est ce que je leur reproche, c'est pour ça que je suis en colère, c'est d'avoir trahi le maillot de l'équipe de France, et ce maillot, c'est notre maillot à chacun, c'est la République française qu'ils ont trahie et maintenant mardi [jour du match retour] ils peuvent sauver non seulement l'équipe de France, leur avenir mais le nôtre. Un pays qui ne va pas à la Coupe du monde, c'est plus qu'une équipe, c'est la France qui serait humiliée au niveau international. Qu'ils se relèvent de l'humiliation, que leurs discours martial ils l'appliquent sur le terrain. Ils peuvent nous sauver, sauver la France, sauvez-la ! »

Fabrice Jouhaud, chef de L'Équipe, surenchérit : « Dans le contexte, ils ne savent pas ce que veut dire mouiller le maillot. »

Un autre chroniqueur, lui, n'est pas encore revenu de la guerre froide : « Il y a l'aspect ponctuel et patriotique de l'Ukraine. J'ai eu au téléphone un des dirigeants du Dynamo Kiev, et il m'a dit : '' Vous allez voir ce que c'est qu'un peuple qui a été privé d'identité pendant 70 ans.'' Il fallait pas être ukrainien sous Staline ou Brejnev. La barbarie communiste les en a privés. Il s'agit d'une fierté qui revient, qui est très présente, on l'a vu dès les hymnes, on a vu cet engagement, cette force. Il n'y a pas d'équipe. »

TOUT cela sera répété, réinterprété jusqu'au mardi suivant, date du match retour, où les « Bleus » doivent réussir l'impossible : remonter deux buts, ce qui ne s'est jamais vu dans l'histoire des éliminatoires de la Coupe du monde. On le sait maintenant, '' l'exploit '' sera réalisé grâce à trois buts marqués par Mamadou Sakho, né à Paris de parents sénégalais, et Karim Benzema, né à Lyon de parents d'origine algérienne. Un noir et un ''arabe''. Ce que le football peut être ironique. Cela n'empêchera pas le Front national de communiquer sur l'affaire. Cette victoire (accrochez-vous) : « face à une équipe ukrainienne qui n'a participé qu'à une seule phase finale de Coupe du monde dans son histoire n'est ni un exploit ni une fin en soi. » Surtout elle pourrait permettre « le début d'une rédemption » se tortille le parti d'extrême-droite, avant de saluer comme un militaire « cet élan de patriotisme réjouissant ». Quand il y a victoire, mieux vaut être sur la photo, et on n'oubliera pas François Hollande, au mic' juste après la rencontre, en train de siffler la réconciliation nationale : «  Ils ont fait honneur à nos couleurs. »

En effet, poussés par une demande médiatique forcenée, les « bleus » ont mouillé leur maillot (bref, ils ont gagné), fait honneur à la République, et même chanté, pour certains, la Marseillaise. Décidément, en 1914 ou en 2013, la donne est la même, ou presque. Des appelés sous les drapeaux, des éditorialistes et des journalistes aux ordres. Ils seront nombreux, peu après la victoire, à retourner leur veste, ce qu'ils savent sûrement faire de mieux. Au fond, en gagnant leur billet pour le Brésil, l'équipe de France a assuré leur avenir, sans avoir besoin de chanter à l'unisson pour abreuver leurs sillons d'un sang impur. Devenus héros pour pas grand chose, encore deux trois victoires bien senties pour que la barrière soit vite refranchie pour comparer avec la fameuse arnaque de la génération « Black blanc beurs » de 1998. A l'heure des déclarations, espérons qu'il y aura un Henri Barbusse pour rappeler à tous ces allumés leur sinistres pensées. • 

« Vois-tu, y a eu trop d’gens riches et à relations qui ont crié : « Sauvons la France ! - et commençons par nous sauver ! » À la déclaration de la guerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se défiler, voilà c’qu’y a eu. Les plus forts ont réussi. J’ai remarqué, moi, dans mon p’tit coin, qu’c’étaient surtout ceux qui gueulaient le plus, avant, au patriotisme… - En tout cas - comme ils disaient tout à l’heure, eux autres - si on s’carre à l’abri, la dernière vacherie qu’on puisse faire c’est d’faire croire qu’on a risqué. Pa’c que ceux qui risquent vraiment, j’te l’redis, méritent le même hommage que les morts.

Il n’y a pas que les monstrueux intéressés, financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dans leurs banques ou leurs maisons, qui vivent de la guerre, et en vivent en paix pendant la guerre, avec leurs fronts butés d’une sourde doctrine, leurs figures fermées comme un coffre-fort.

Il y a ceux […] qui s’enivrent avec la musique militaire ou avec les chansons versées au peuple comme des petits verres, les éblouis, les faibles d’esprit, les fétichistes, les sauvages. »

Henri Barbusse, Le feu, 1916.