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Contre l'architecture... et ses architectes

Recension de l'ouvrage de Franco La Cecla consacré aux stars de l'architecture mondiale. Entre constructions mégalomanes pour centres d'affaires, « disneylandisation » des quartiers et architecture de seconde zone, ce livre ne manquera pas d'éclairer les lecteurs lillois sur les transformations de leur « métropole ».


• New-York, Saint-Pétersbourg, Tirana, La Courneuve, Barcelone, Palerme... Dans Contre l'architecture, Franco La Cecla nous promène sur les traces des « archistars ». Ces grandes signatures de l'architecture mondiale qui doivent leur activité effrénée au fait d'être devenues des marques à part entière, des « griffes »[1] apportant aux villes qui accueillent leurs « œuvres » des retombées financières et symboliques d'envergure. L'ambition de ce petit pamphlet ? Une dénonciation : « tant que les processus mis en place pour comprendre et transformer la ville ne résisteront pas aux coups de génie réformateurs des architectures actuelles, tant que l'on ne reviendra pas à la narration, à l'histoire, à l'horizontalité et à la verticalité existentielles des villes, tout ne sera qu'exercices vains, caprices de soi-disant créatifs, adulés par les Parques de la mode qui viennent les embrasser dans des backstages aseptisés. » Ces « créatifs » se nomment : Rem Koolhaas, Renzo Piano, Frank Gehry, Diller, Scofidio, Fuksas, Calatrava, l'agence SANAA, etc. Pour le cas français, on pourrait les résumer au trio Jean Nouvel-Christian de Portzamparc-Dominique Perrault. Le constat est sans appel : « On a hélas perdu de vue les problèmes cruciaux : comment rendre plus viables les villes, anticiper l'épuisement des ressources énergétiques, lutter contre le réchauffement climatique ? Alors que le navire fait naufrage, les architectes qui, autrefois, savaient monter des charpentes, s'occupent aujourd'hui des tapisseries. Le bateau coule, mais leur priorité consiste à peaufiner la décoration des salons d'apparat du Casino Capitalism. » Comprendre : « vitrinisation », « disneylandisation », « gentrification », « élitisation » des centres urbains. Le tableau dépeint est triste mais conforme à la réalité...

Ancien architecte auprès de Renzo Piano – sommité italienne de l'architecture mondiale –, La Cecla ne se contente pas de dénoncer ses confrères sur un plan strictement architectural, esthétique, mais les attaque là où ça fait mal, sur ce que la grande majorité des architectes/urbanistes refusent de prendre en compte – ou alors par le seul biais de théories toutes faites apprises durant leur formation : les finalités politiques et sociales de leur travail. Cet angle, pour le moins salutaire au sein de la profession, ne l'empêche cependant pas de recenser des constructions qui, en plus de déstructurer socialement les quartiers dans lesquels elles s'insèrent, sont esthétiquement laides. Avec punch, il décrit et commente quelques unes des cendres – encore fumantes – de leur passage dans les plus grandes métropoles mondiales. Parmi les plus beaux exemples – enfin, si on peut dire : Euralille. L'hyper-centre commercial de Lille a vu défiler quelques uns des plus grands noms français et étrangers – Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Rem Koolhaas, etc. – pour le résultat qu'on connaît... Rem Koolhaas étant l'archétype de l'archistar, designer pour la marque Prada, auteur du logo de l'Union Européenne et artisan de sa stratégie de promotion.

À l'instar d'Euralille, le bouquin laisse apercevoir le vide béant laissé par les archistars après leur passage. Des espaces déconnectés de leurs utilisations. Des constructions balayées une fois leur achèvement. Là où habiter constituait un travail sur la longueur modifiant peu à peu l'espace et le bâti au rythme de la vie et de ses usages, l'architecte rend sa copie et passe à autre chose, se moquant du devenir de son « œuvre ». Aux suivants de tenter de « refaire la ville » – slogan d'Euralille 2 – autour de ces mastodontes de verre et d'acier. En arrière plan de ces exemples, c'est la tendance à l'uniformisation des villes qui est ici (d)énoncée : « Les villes rêvent d'autres villes. » En effet, depuis le milieu des années 1970, les périphéries d'Europe se sont construites selon les mêmes canons architecturaux, les mêmes idéologies (notamment celle du Mouvement moderne de Le Corbusier) : « Toutes les périphéries aujourd'hui se ressemblent qu'elles soient françaises, grecques, allemandes ou d'Europe de l'Est, si bien que, dans cette vaste réalité, compacte et homogène, on ne sait plus exactement dans quelle ville on se trouve. » Un fait qui a déjà plusieurs années d'existence. Depuis quelques temps, à l'instar de leurs périphéries, c'est au tour des centres-villes de se copier les uns les autres et de gommer toutes les différences résultant de l'action de leurs habitants. La gentrification des quartiers populaires, pour ne prendre qu'elle, lisse et aseptise toujours plus ces derniers espaces urbains encore emplis de vie, d'un « esprit ». Pour ne rien dire des courses aux grands équipements (stades, zéniths, quartiers d'affaires, etc.) lancées dans toute l'Europe. Ici, et de façon incisive, La Cecla ne manque pas de soulever le rôle (important) des architectes dans ces processus à chaque fois critiqués a posteriori mais, à chaque fois renouvelés. « J'ai compris aussi que les architectes jouissent d'un certain poids en l'absence de véritables modèles alternatifs, et que, forts de cette autorité ils peuvent causer de nombreux dégâts par ignorance ou incompétence, surtout parce qu'ils restent persuadés qu'une ville a absolument besoin d'une « signature » prestigieuse qui la lance dans l'univers de la mode. »

Autre qualité de l'ouvrage : ses exergues. La Cecla multiplie les citations d'auteurs méconnus. Des architectes critiques aux écrivains sensibles de l'urbain. Ses courts extraits au début de chaque paragraphe font mouche et donnent à chaque fois envie d'aller plus loin à la recherche de ces auteurs et de leurs écrits. Ainsi, pour introduire sa partie sur Manhattan, La Cecla emprunte ce passage à Michael Sorkin, architecte et designer américain : « La rétine est le point de vente : voir, c'est acheter. Dans notre capitalisme de casino, la citoyenneté est une carte de crédit, la démocratie un jeu de hasard. » Ou celle-ci de l'écrivain britannique Robert Byron : « L'architecture est l'art le plus universel : elle protège le passé comme un sanctuaire et de façon plus globale et accessible qu'aucune autre forme de culture. Elle révèle le goût et les aspirations d'une époque à quiconque parcourt les rues d'une ville. Pour voir de la peinture, il faut aller dans les galeries et pour connaître la littérature il faut ouvrir les livres. Les édifices, eux, sont constamment offerts au regard de chacun. La démocratie est un fait urbain, l'architecture son expression artistique. » Par ces emprunts, La Cecla nous fait découvrir des voix critiques bien souvent inaudibles ou oubliées (notamment au sein de sa profession).

Cabane de Richard Greaves photographiée par Mario Del Curto

Un bémol tout de même. Et de taille. La faible portée de la critique de La Cecla. Si, ici, les archistars sont dénoncés vigoureusement, on peine à trouver une réflexion sur le rôle global de l'architecte. Certains passages laissent même un arrière goût d'élitisme non-assumé. Ainsi, on tique quand à la page 70, l'auteur informe que « l'architecte ne doit pas seulement travailler sur commande et résoudre les questions soulevées par les clients, il doit lui-même poser les problèmes. » Quelle est la légitimité de « l'architecte » à désigner les problèmes de la ville, quand on a pu voir les ravages de sa formation sur son travail au quotidien ? Quel est l'intérêt de voir un « expert » – même bien intentionné – monopoliser le diagnostic quant au maux de la ville aujourd'hui ? Et puis, on manque de s'étrangler quand la conclusion, loin d'ouvrir sur une invitation à l'appropriation collective de l'espace urbain, nous enjoint à changer de spécialiste pour valoriser un architecte éclairé : « Une telle ville mérite des compétences neuves et aiguisées, celle d'experts connaissant les formes de vie et d'habitat, des visionnaires concrets, des spécialistes de l'humain qui ne se sentent en rien supérieurs à leur objet d'étude – contrairement aux petits architectes de province, si vaniteux – et ne demandent qu'à entrer dans la danse pour mieux la défendre entre de nouvelles rives joyeuses. » Le questionnement de La Cecla mérite donc d'être étendu à l'ensemble de la profession. Ce n'est plus le rôle des archistars qu'il convient de critiquer mais celui de l'ensemble des architectes. L'archistar jouant le rôle d'idéal-type, concentrant de manière caricaturale les dérives partagées par l'ensemble de sa corporation. La réponse se trouve moins dans une « réforme de la profession » que dans son bouleversement. Voire, son abolition. •


[1] « L'archistar ne travaille pas pour la mode car son nom est lui-même un logo, un sésame qui permet de faire main basse sur un espace de la ville, d'apposer une signature sur un musée, une boutique ou une île de Dubaï comme on le ferait sur un tee-shirt. »