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Le manifeste du droit à la ville

Un spectre hante le Monde : le spectre du « droit à la ville ». Toutes les puissances capitalistes se sont unies en une Sainte-Gouvernance pour traquer ce spectre : les promoteurs et les municipalités, le patronat et ses flics, Aubry et Bonduelle, les bourgeois londoniens et les militaires de Shanghai. Partout la gentrification expulse du centre les classes populaires. Mais cette offensive court à sa propre perte : bientôt assiégés par leurs périphéries, bourgeois et petits bourgeois verront leurs hyper-centres assaillis de toute part. « Et on dansera sur les ruines de ces belles vitrines et, à notre passage, tu pourras compter les victimes. Barricades, barrages partout sur Paris, partout sur la ville que de la barbarie. » Et bim !


• Quand Marx et Engels publient leur manifeste, en 1848, les insurrections urbaines éclatent dans nombre de pays européens[1]. Dix ans plus tard, l’haussmannisation apporte une réponse sécuritaire aux désordres sociaux provoqués par l’exploitation des classes ouvrières, alors concentrées au cœur des villes, au plus près des fabriques. Le « grand boulevard », assez large pour qu’une armée s’y engouffre, en est l’exemple le plus connu. Mais de ceci, lectrices et lecteurs ô combien révoltés, vous vous en doutez très certainement. Donc résumons comme suit :

« Bref, la guerre de rues, écrit Paul Blanquart, devient difficile aux éventuels insurgés, et la classe capitaliste peut s’étaler à l’aise. La population ouvrière est refoulée en une énorme vague dans les quartiers périphériques. Le nouveau centre, où le terrain est hors de prix, est réservé aux immeubles d’habitation pour riches, mais il est surtout dédié aux affaires. S’y élèvent les cathédrales du nouveau monde, les grands magasins : à la Belle Jardinière, qui date de 1824, s’ajoutent le Bon Marché, construit par Eiffel en 1850, et le Printemps élevé en 1867. La logique de l’argent, après avoir fait table rase du passé, structure l’espace urbain à partir de son centre, où elle s’est puissamment installée : c’est la ségrégation sociale qui se lit sur le sol. »[2]

Des « empires » d'hier aux « gouvernances » d'aujourd'hui, les bourgeois ont gardé le monopole de la transformation des villes. Dans leurs besaces, deux procédures. La première, radicale et brutale, est appelée – dans un langage pourtant délicieusement soutenu – « rénovation » : on remodèle la vi(ll)e en la détruisant. Cette première phase, véritable contre-insurrection conduite au bulldozer à partir des plans de Paris du baron Haussmann, prend fin, grosso modo, dans les années 1960/70[3]. Or cela ne signifie guère la fin de cette logique du fric, de ce mépris par l’espace des classes populaires. Par la suite, sous une forme moins agressive mais aussi mélodieuse, dite de « réhabilitation », le monopole perdure. Et un groupe de nantis redessine toujours « sa » ville. Pour y vivre « mieux » ? Pour y répandre le « bien-être » aubryiste ? Conneries ! Leur but est de se prémunir des « désagréments » que provoque chez eux le contact des classes populaires. En deux mots très présidentiables, « le bruit et l’odeur ».

Aujourd’hui, peu à peu, parcelle par parcelle, îlot par îlot, les derniers quartiers populaires des centres se transforment. Les anciennes maisons ouvrières sont réhabilitées, des immeubles de moyen et haut standing fleurissent en plein quartiers centraux et péri-centraux, les anciennes usines laissées en friche font place à des complexes à vocation culturelle. Mais derrière ces « initiatives culturelles », ces « opérations programmées d’amélioration de l’habitat » (OPAH), ces incantations à la « mixité sociale », ces programmes de « re-dynamisation », de « re-vitalisation » et de « re-conversion », l’aseptisation des villes et leur normalisation se dissimulent maladroitement. La « gentrification » guète, s’insinue, puis se répand inexorablement. Plus de « grands boulevards » symboliques ici, ni de « grands magasins », mais des mega-complexes chics, bios et snobs dressés sur les vestiges du monde ouvrier, toujours à quelques pas des quartiers d’affaires, des « CBD », où les yuppies et les costards cravates du monde entier viennent se prosterner chaque jour devant le fric, la coke et les putes :

Ainsi de Saint-Sauveur à Lille, la Sucrière à Lyon, les anciens Docks à Londres, le quartier Midi à Bruxelles, les quais de l’East River à New-York, le quartier de Kuzguncuk à Istanbul, le Centro Storico napolitain, la Ciutat Vella à Barcelone, le centre-ville de Sao Paulo, le quartier Sankt Pauli à Hambourg, les quartiers du front de mer de Tokyo, etc.

La gare Saint-Sauveur, Lille (auteur : Velvet)

Des « villes globales » aux « capitales régionales », la gentrification poursuit une guerre de basse intensité s’inscrivant dans un combat de classe multiséculaire. Or, comme le montre l’incisif Jean-Pierre Garnier dans son dernier ouvrage, elle participe également à la reform(ul)ation des classes sociales et aux possibles alliances entre leurs différentes fractions :

« Alors que la classe ouvrière et, plus largement, les classes populaires, dont les effectifs avaient gonflé avec le développement d’un prolétariat employé, subissaient sans broncher le statut de citadins de deuxième zone imparti par la division socio-spatiale propre à l’urbanisation capitaliste, la bourgeoisie a non seulement conservé l’initiative pour remodeler la ville à sa guise, mais elle s’est trouvé, pour ce faire, de nouveaux alliés : une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle éprise de requalification urbaine. »[4]

Alors que reste-t-il à dire ? A faire ?

Banksy

« A l’ère classique des révolutions de 1789 à 1917, écrivait Eric Hobsbawn en 1994, les anciens régimes furent renversés dans les grandes villes, tandis que les nouveaux s’imposèrent par les plébiscites silencieux des campagnes. La nouveauté de la phase révolutionnaire d’après les années 1930 est qu’elles se firent dans les campagnes pour n’être importées dans les villes qu’une fois la victoire acquise. A la fin du XXe siècle, quelques régions rétrogrades mises à part, la révolution, même dans le tiers-monde, devait venir une fois de plus de la ville. Il ne pouvait en aller autrement pour une double raison : premièrement, parce que dans tous les grands États, les villes abritaient, ou paraissaient appelées à accueillir une majorité de la population ; et, deuxièmement, parce que la grande ville, siège du pouvoir, aurait pu survivre et se défendre du défi rural grâce à la technologie moderne, tant que les autorités n’avaient pas perdu le loyalisme de leurs populations. […] Pour triompher, les révolutions de la fin du XXe siècle doivent être urbaines. »[5]

Maintenant, c’est fait : la majorité de la population mondiale est urbaine. Et les villes, s’affrontant dans une compétition effrénée au « rayonnement » et à l’« attractivité », tendent toutes à se ressembler : les richesses se concentrent dans les centres, la misère en périphérie. Mais cette situation pourrait bien se retourner contre ses promoteurs. Car le schéma centre-périphérie peut être entendu comme une poliorcétique, une technique de siège. On imagine avec délectation les classes bourgeoises assiégées par les indésirables qu’elles ont voulu reléguer en marge. Encerclées par le chaos social tel des proies encore inconscientes de leur avenir funeste.

Et que réclameront ces indésirables ? Que réclament-ils déjà ? Le « droit à la ville » de citadins dépossédés.

« Pour Lefebvre, rappelle Jean-Pierre Garnier, le droit à la ville était avant tout le droit à la « centralité urbaine » et à son mouvement, à être à la fois spectateur et acteur de ce « théâtre spontané » fait de rassemblements, de rencontres et d’échanges. De ce droit, la classe ouvrière et, d’une manière plus générale, les couches populaires se voyaient de plus en plus privées au fur et à mesure de leur refoulement programmé vers des périphéries éloignées, où l’habitat, collectif ou individuel, désormais dissocié de la vie sociale qu’offrait jadis la ville, était réduit à une simple fonction instrumentale ignorant l’« habiter », c’est-à-dire les différentes manières d’occuper un lieu. »[6]

Ne soyons donc pas dupes : ce « droit de l’homme », dans son acception la plus radicale, n’est et ne sera jamais compatible avec le système capitaliste. Dans de nombreuses villes, des mouvements « anti-gentrification », pour le « droit à la ville » et à la dignité humaine, ont commencé la lutte.

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Ces mouvements ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social, économique et urbain passé. Que les classes dirigeantes, du grand patronat à la petite bourgeoisie intellectuelle, tremblent à l’idée d’une révolution urbaine ! Les citadins dépossédés n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont la ville à y gagner.

CITADINS DÉPOSSÉDÉS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! •


[1] « Car la révolution qui éclata dans les premiers mois de 1848 n’était pas seulement une révolution sociale en ce sens qu’elle toucha et mobilisa toutes les classes sociales ; elle fut, au sens littéral, la levée des travailleurs dans les villes – surtout dans les capitales – de l’Europe centrale et occidentale. » in Éric J. Hobsbawn, L’ère des révolutions, Paris, Fayard, 1969. Voir aussi du même auteur, « Le printemps des peuples » in L’ère du capital, Paris, Fayard, 1978. Pour un récit détaillé de la seule révolution parisienne, voir cet ouvrage de grande qualité : Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey, 1848, la révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2008.

[2] P. Blanquart, Une histoire de la ville, Paris, La Découverte, 1998.

[3] Je simplifie ici, par commodité, ce que l’on pourrait décliner différemment. Par exemple, à Lille, Henri Kolb perce les grands boulevards sur le tracé des enceintes détruites en 1858 ; et au début des années 1970, le quartier ouvrier historique de Saint-Sauveur est définitivement rasé. Ceci correspond à la première procédure.

[4] J.-P. Garnier, Une violence éminemment contemporaine, Marseille, Agone, 2010.

[5] É. J. Hobsbawn, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008.

[6] J.-P. Garnier, op. cit.